Egalité et Réconciliation
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Le provocateur, espèce en voie de disparition ?

On parle beaucoup des provocateurs ces derniers jours. Le « Dictionnaire des provocateurs » de Thierry Ardisson (qui a même eu droit à un entretien avec Josyane Savigneau dans Le Monde) les a mis sur le devant de la scène médiatique. L’actualité politique a également offert quelques exemples de ce qu’il est convenu d’appeler provocations.

Mais, précisément, qu’est-ce qu’une provocation véritable et qui peut se dire réellement provocateur ? A mon sens, et cela ressort bien de l’interview de Thierry Ardisson, rien n’est pire que de mêler dans un immense fourre-tout - même s’il est qualifié de « dictionnaire » -, des personnalités différentes aussi bien par leur nature que par leur profil intellectuel, si bien que les rassembler constitue déjà une provocation. Par exemple, faire coexister Simone de Beauvoir, Serge Gainsbourg, Jésus, Joey Starr et Thierry Meyssan est absurde parce que ces êtres, ces histoires n’ont rien de commun et que leur aptitude à choquer ou à troubler, à indigner ou à séduire n’est pas analysée.

La provocation, au sens où je l’entends, ne se rapporte pas à des gestes fous ou surprenants, à des opinions tellement décalées, si volontairement ineptes qu’ils ne révèlent que l’appétence de ceux qui les ont accomplis ou proférées pour une singularité superficielle qui n’entraîne qu’une adhésion vulgaire. Il y a, dans ces mouvements scandaleux ou paradoxaux qu’un sens pervers de la modernité suscite, une volonté forcenée de se faire remarquer. L’idée n’est pas formulée parce qu’elle semble juste, quoique peut-être minoritaire, mais à cause de l’espérance délétère que son expression fera de vous quelqu’un sur qui, le temps d’une brève actualité, le regard public se posera avec stupéfaction, mépris ou complaisance. En tout cas, un semblant d’existence vous sera concédé et c’est déjà beaucoup pour certains esprits faibles.

L’authentique provocateur ne cherche pas à provoquer, il provoque parce que, naturellement, son propos s’inscrit dans un espace que la multitude ne fréquente pas et, de ce fait, se trouve à contre-courant. Ce qui le distingue du provocateur bête, c’est que la provocation résulte de ce qu’il a pensé et dit et qu’elle ne se trouve pas à la source comme un désir maladif. Elle vient comme une conséquence possible, non comme une cause automatique. Ce qui explique que dans le premier cas on rencontre peu de provocateurs sans intérêt alors que pour le second ils foisonnent. Quand Robert Ménard, pour moi le plus remarquable provocateur parce que d’une extrême rectitude d’esprit et d’une honnêteté sans faille, glisse, au sujet d’affaires terribles, qu’il n’aurait pas été hostile à la peine de mort, il n’est pas mû par une quelconque vanité, l’envie de placer son personnage en pleine lumière mais par le souci d’exprimer ce qu’il estime nécessaire à ce moment et sur ce sujet. Peu lui importe alors que la tonalité générale lui soit hostile puisque son rapport à la vérité, de soi à soi en quelque sorte, compte plus que les diverses réactions extérieures.

Pourquoi la provocation s’affiche-t-elle presque inéluctablement dans l’extrémisme ? Parce que la liberté d’expression, dès lors qu’on attache le plus haut prix à ce principe démocratique en acceptant qu’il bénéficie aussi à ses ennemis et qu’il ne soit pas seulement réservé aux sujets paisibles à l’exception de tous les autres, entraîne inéluctablement vers un extrémisme de la pensée. Comme si la liberté de la parole - l’écrit peut davantage être maîtrisé - portait en elle-même le pire et le meilleur, le poison et son remède, en tout cas une incandescence et un évident maximalisme qui rendent indulgent à l’égard de la langue de bois des politiques classiques. Si ceux-ci font preuve le plus souvent de modération et de retenue, avec un ennui certain comme conséquence fréquente, c’est sans doute parce qu’ils ont perçu depuis longtemps les risques d’une liberté d’expression qui, dans le camp large des bienséants, les ostraciserait. J’ai le droit de continuer à rêver d’une liberté d’expression qui se mettrait au service du « juste milieu » et de discours équilibrés sans être insipides mais je crains que l’alternative nous ballotte toujours entre le provocant libre ou le conforme maîtrisé. Une autre raison fondamentale fait qu’aujourd’hui les provocateurs se situent quasi exclusivement - en tout cas selon leurs adversaires qui dégainent vite les qualificatifs de fasciste, de populiste, de raciste, d’antisémite, etc. - dans cette zone encore permise par la République, que d’aucuns jugent toujours trop magnanime à l’égard de ces trublions. Eric Zemmour l’a lumineusement exposé en échangeant avec Audrey Pulvar dans l’émission de Laurent Ruquier (Audrey Pulvar dont je viens d’apprendre qu’elle va devoir céder sa place sur France Inter à Pascale Clark dont je supporte mal le ton, le gauchisme ricaneur et la désinvolture affectée…). Eric Zemmour, sans être contredit de manière convaincante, a montré à quel point le climat intellectuel dominant était de « gauche » en dépit d’affichages politiques apparemment divers. Ainsi, il faut être en faveur des sans-papiers, contre la police et Brice Hortefeux, pour la mondialisation, pour l’homosexualité, en faveur de toutes les minorités, pour l’exception contre la règle, contre Marine Le Pen, contre Nicolas Sarkozy, pour des humoristes qui n’en sont pas, adorer tout de même Carla Bruni, se prosterner devant les pires manifestations de l’Islam, jurer que le communisme est un beau rêve, se moquer du pape et ne pas trop respecter sa patrie… A partir de ce corpus dont l’inventaire, même s’il est hétéroclite, me semble assez bien refléter l’ambiance des poncifs d’aujourd’hui, il est manifeste que ce qui s’oppose à ce catéchisme impérieux qui fait la loi ne se trouve que dans la frange réactionnaire, sulfureuse, notamment d’extrême droite. C’est cette mouvance dont il convient de protéger le droit à l’expression s’il se tient dans les limites légales, sauf à rêver d’une démocratie qui ferait place nette pour n’autoriser l’existence qu’à ceux qu’elle agréerait. Parfois on se prend à songer que le discours classique est impuissant à conjurer cette puissance qui n’a pour ambition que d’exploiter le réel quand d’autres l’occultent. Ne savoir opposer à Marine Le Pen que le reproche d’être haineuse est un terrible aveu de faiblesse. La morale, devenue supplétive, perd tout crédit.

Cette défense républicaine de la parole d’autrui, force est de reconnaître que je ne serais pas gêné, au contraire, de l’user pour l’autre extrême mais étrangement, à part quelques émotions suscitées par Alain Badiou, Edgar Morin ou Jean-Luc Mélenchon, je n’ai jamais dû, avec d’autres, m’employer au bénéfice de ces personnalités qui profitent, tous comptes faits, de l’atmosphère complice d’aujourd’hui.

Les vrais provocateurs sont rares. Parce que penser librement ne vous conduit pas nécessairement à la vérité. Parce que le troupeau qui vous tient chaud, dans lequel on a l’approbation de tous et de BHL, est rassurant. Qu’on préfère avoir tort avec la majorité que peut-être raison tout seul. Parce qu’il faut du courage. Parce qu’il est doux d’avoir l’esprit et l’échine souples.

Au nom de quoi irait-on éveiller ou réveiller les citoyens ?