Egalité et Réconciliation
https://www.egaliteetreconciliation.fr/
 

Nord-Caucase : les guerres inachevées

La Russie est en guerre. Les évidences tragiques se succèdent depuis quelques mois du Caucase Nord aux villes dynamiques et historiques de la partie russe européenne. A la puissance militaire et politique s’opposent des méthodes terroristes particulièrement efficaces. Ces moyens s’équilibrent dans un affrontement à l’issue prévisible mais au coût, notamment en vies humaines, potentiellement insoutenable. Il paraît acquis en effet que les insurgés islamistes du Caucase Nord ne sont pas en mesure de remporter de victoire stratégique mais peuvent infliger des blessures traumatisantes à l’État et au peuple russe.

Le double attentat du 29 mars est une nouvelle illustration de cette violence meurtrière significative, politiquement insensée, en tout cas sans objectifs clairs, accessibles et cohérents. Les deux explosions qui ont suivi au Daghestan le 31 mars, dans la ville du Kizlyar, face au bureau local du ministère de l’Intérieur et du FSB, s’inscrivent dans la même logique combattante, selon un mode opératoire qui semble désormais presque classique. La première détonation a d’abord lieu devant le bâtiment ou contre la cible choisie ; quelques heures plus tard, alors que les officiers principaux sont sur place, éventuellement des représentants des autorités, la seconde attaque survient. Au Daghestan, le chef de la police de la ville, le colonel Vitaly Vedernikov compte ainsi parmi les victimes. Il y avait déjà eu en novembre dernier, contre le train Nevski Express entre Saint-Pétersbourg et Moscou, un avertissement terroriste en ce sens, annonçant à la fois un regain des forces insurgées et cette nouvelle pratique opérationnelle. L’attaque s’est également déroulée en deux temps : d’abord le soir contre le train, provoquant son déraillement et la mort de 27 personnes, puis le lendemain contre les enquêteurs, blessant le chef du comité d’enquête du parquet fédéral, Alexandre Bastrykine. Revendiqué au Daghestan par l’Émirat du Nord Caucase, l’attentat et la méthode employée sont désormais signés et éclairent a posteriori les responsabilités probables du train Nevski Express. Les groupes d’opposition nord-caucasiens reprennent avec vigueur l’activité terroriste, après plusieurs années de pause et de restructurations. On se dirige dans la région vers une anarchie armée, source de risques démultipliés.

Les recompositions stratégiques nord-caucasiennes entre 2004 et 2008.

Les guerres de Tchétchénie, entre 1994 et 1996, puis depuis 1999, n’ont pas à proprement parler débordé sur les républiques voisines. En Ingouchie ou au Daghestan, on ne se bat pas pour les mêmes raisons que les Tchétchènes. Ce qui s’est diffusé en revanche, c’est la structure idéologique, le cadre général du soulèvement : un islamisme spécifique, façonné dans le Nord Caucase qui a servi de prétexte et de lien tactique à l’embrasement de la région. Les motivations stratégiques des luttes, au moins dans les premiers temps, restent déterminées par des considérations et enjeux locaux. Il en est de même au niveau du leadership au sein des groupes d’opposition. Il n’a jamais vraiment fonctionné de système hiérarchique dominé par les chefs tchétchènes, qui n’ont pas su mettre en place non plus un mécanisme de guerre très homogène.

La disparition des leaders tchétchènes historiques

En 2004 domine encore dans le Nord Caucase l’organisation de guerre tchétchène, inspirée par l’idée nationaliste de l’indépendance de la République d’Itchkérie et incarnée par le président Aslan Maskhadov, élu en 1997 sous les auspices de la communauté internationale et de l’OSCE en particulier. Il ne parvient pas cependant à contrecarrer la tendance latente à l’islamisation du mouvement tchétchène, qui apparaît dès la première guerre. Elle se développe, s’étoffe, s’inspire de sources idéologiques locales et extérieures jusqu’à s’enraciner, à la faveur du second conflit, dans le contexte tchétchène. Les actes terroristes, essentiellement kamikazes, perpétrés en grande majorité par des femmes mais aussi par des hommes, ne font alors plus exception entre 2002 et 2003. La prise d’otages de Beslan, qui est fermement condamnée par le président Maskhadov, marque l’avènement et la consécration tragique d’une dimension islamiste radicale qui n’est plus seulement tchétchène. Le chef de guerre, Chamil Bassaev, en est certes son coordinateur principal, mais il s’emploie en l’occurrence à former et organiser en réseau des groupes armés islamistes dans toutes les républiques voisines. La mort d’Aslan Maskhadov le 8 mars 2005, dans une embuscade, accentue l’essor de la mouvance.

Son successeur Abdoul-Khalim Sadoullaev maintient difficilement l’équilibre entre la cause nationaliste et la déviance islamiste prise en charge par Bassaev. L’élimination du premier, un peu plus d’un an après sa prise de pouvoir, ainsi que la disparition en Ingouchie, probablement par accident, du second en juillet 2006, ne facilitent guère la réorganisation opérationnelle et politico-religieuse de la lutte. Si la disparition successive des leaders ne met pas un terme à la guérilla, elle accélère en tout cas le développement des groupes armés revendiquant un islam radical dans toute la région. La perpétuation de la guerre et sa transformation ne sont pas dépendants des ressources humaines. La fin des leaders historiques sur le terrain ouvre un espace des possibles. Les schémas organisationnels s’assouplissent : la jeune génération qui émerge, prête à reprendre le flambeau et les responsabilités de l’opposition armée, se façonne selon des codes et des cadres d’action nouveaux.

Dokou Oumarov, leader malgré lui

En juin 2006, alors qu’il vient d’être nommé vice-président, Dokou Oumarov n’est pas prêt véritablement à hériter de la présidence de l’État tchétchène d’Itchkérie et de l’incarner politiquement ; mais il est la dernière personnalité historique, ayant le rang le plus élevé, encore en vie sur le terrain. Dokou Oumarov est avant tout un chef militaire, qui a longtemps été subordonné aux héros du passé et qui n’a jamais vraiment fait la preuve au cours de sa carrière d’un grand sens politique. Après avoir combattu sous les ordres de Khamzat Guelaev, il devient général de brigade à la fin de la première guerre, puis dirige en 1998 le Conseil de Sécurité tchétchène. A ce titre, il est chargé de l’intervention contre les groupes islamistes, qui ont déjà tenté d’assassiner le président Maskhadov et qui entretiennent un climat d’insécurité teinté de criminalité. Peu efficace, son rôle à l’époque se révèle assez ambigüe. Il est possible qu’il ait cautionné ou laissé se produire des enlèvements, pratique très répandue à l’époque. A partir de 1999 et la reprise de la guerre, il oscille entre les chefs respectés et héroïques de la première guerre qui reprennent du service. En 2003, à la mort de Guélaev, il est nommé, pour la première fois, commandant d’un « front », en l’occurrence le front sud-ouest, qui correspond à une zone d’affrontements sur le territoire tchétchène. Il semble que la plupart des hommes de Guélaev ait alors rejoint son groupe ; on dit aussi qu’il s’est lui-même surtout rapproché de Chamil Bassaev. Il rejette cependant l’acte de Beslan et déclare, à cette date, son opposition aux pratiques terroristes. Pour autant, il paraît difficile de juger aujourd’hui ses décisions au regard de ces postures passées.

Dokou Oumarov n’a pas de vision politique propre. Il n’a ni programme ni ambitions constructives pour lui ou pour son pays, autres que la poursuite de la lutte. C’est un héritier politique et non un visionnaire. C’est un symbole militaire, non un leader incarnant la cause comme a pu l’être le président Maskhadov. Il tombe ainsi facilement sous l’influence des islamistes radicaux qui ont eux au moins une perspective et un projet, même simplement idéologique, mais qui s’avère un moteur particulièrement efficace de mobilisation. En 2007, un intense lobbying, largement commandé par Movladi Oudougov, peut-être depuis la Turquie, se met en place. Idéologue islamiste du mouvement tchétchène, ancien ministre des Affaires étrangères en 1998, il rompt avec la cause nationaliste et opte pour un discours politico-religieux très dur. Il trouve refuge à l’étranger, où il créé et d’où il anime le site d’informations Kavkaz Tsentr, l’un des plus lus et l’un des plus radicaux de l’opposition tchétchène. Les messages se succèdent : Issa Oumarov, demi-frère d’Oudougov, se rend à Nalchik en Kabardino-Balkarie, rencontre quelques personnalités influentes sur le terrain. Il semble avoir définitivement rejoint Dokou Oumarov à l’été 2007. De manière significative, ce n’est pas un hasard non plus si Soupian Abdoullaev, chef respecté du second conflit, est nommé vice-président, alors que son frère Ouvaïs est un proche d’Oudougov à l’étranger. En octobre 2007, les islamistes obtiennent finalement satisfaction : le président tchétchène proclame l’avènement d’un Emirat dans le Caucase Nord, dont il est l’Émir. C’est la fin officielle, sur le terrain en tout cas, de la république tchétchène d’Itchkérie. L’islamisme remplace le nationalisme. Il en est, pour le dire autrement, le stade ultime.

Les nouveaux cadres : Anzor Astemirov et Saïd Bouriatski

Dokou Oumarov entérine l’islamisation radicale du mouvement tchétchène, qui couvait de toute façon depuis presqu’une décennie. Son autorité politique ne s’est pas avérée assez forte pour résister à l’émergence de personnalités plus jeunes au discours religieux ferme, mais terriblement convaincant et efficace. Ces nouvelles figures de l’opposition disposent au cours des années 2000 de postures d’influence non négligeables sur une partie de la jeunesse locale et même plus largement sur les jeunes adultes jusqu’à 30-35 ans.

Parmi elles, il faut compter avec Anzor Astemirov, l’une des plus importantes nouvelles références islamistes dans le Caucase Nord. Il est à la fois un intellectuel charismatique, un penseur prosélyte et un chef militaire. Formé par les idéologues daghestanais dans les années 1990, notamment Akhmed-Haji Akhtaev, qui est empoisonné en 1998, il évolue au tournant des années 2000 dans les groupes discrets et encore modérés de l’islam politique nord-caucasien aux côtés de jeunes leaders en Kabardino-Balkarie et Ossétie du Nord. Il fonde ainsi en 2001 avec Moussa Mokozhev qui a suivi un parcours identique, un centre islamique à Nalchik à vocation éducative. Loyal vis-à-vis des autorités, ce centre de plus en plus se radicalise politiquement. Les pressions policières se font plus dures. En 2005, les deux hommes et d’autres passent dans la clandestinité. En juin de la même année, Astemirov gagne ses lettres de noblesse militaire en participant à l’organisation d’une insurrection islamiste dans le capitale visant principalement les forces de l’ordre, mais rapidement et violemment réprimée. Il est pris en charge alors par Chamil Bassaev qui organise ce groupe localement. Astemirov devient ainsi le nouveau référent idéologique et opérationnel de la guérilla nord-caucasienne en Kabardino-Balkarie. En 2008, il monte en puissance en obtenant le titre de « président de la cour shariatique de l’Emirat du Caucase Nord » qui est un honneur plutôt symbolique, n’ayant guère de réalité en pratique.

L’autorité et la renommée dont a jouit récemment le Sheikh Saïd Bouriatski, de son vrai nom Alexander Tikhomirov, illustrent également de manière éloquente ce renouvellement des cadres de la guérilla. Né à l’extrême Est de la Fédération de Russie, en république de Bouriatie, d’un père bouriate et d’une mère russe, il n’est attiré ni par la religion bouddhiste ni par le christianisme, mais par l’islam. Il étudie en Egypte, peut-être dans la grande université al-Azhar selon certaines sources qui ne sont pas confirmées. Il reçoit, quoiqu’il en soit, à l’étranger, une éducation islamique de bon niveau et acquiert ainsi l’aura de l’intellectuel islamiste transnational. Ses prêches en effet, diffusés par internet sur You Tube, rencontrent un succès incontestable. Dans le Caucase Nord, il est écouté et apprécié : il devient un personnage influent, un nouvel idéologue capable de mobiliser la jeunesse, et même plus largement d’ailleurs, au nom de l’islam. Il prend part de manière régulière à l’opposition armée, sur le terrain, à l’été 2008. Il intervient en particulier en Ingouchie et en Tchétchénie. Il n’est pas avéré qu’il ait commandé des hommes, mais il ne fait aucun doute qu’il ait été engagé dans des opérations armées. Saïd Bouriatski, comme Anzor Astemirov, incarne l’élite émergente en 2007 et 2008 de la guérilla nord-caucasienne. Les militants de base n’ont évidemment pas tous étudiés en Egypte et ne démontrent pas de capacité de leadership aussi développées. Ces deux hommes, par leur prééminence et leur influence impulsent de nouvelles modalités de combat, certes dominées par l’idéologie islamiste mais aussi et surtout marquées par des modes d’engagement localisés et finalement assez décentralisés.

L’avènement d’une violence anarchique armée

Les groupes armés du Caucase Nord évoluent de manière paradoxale. L’islamisation est un processus évident, mais il reste au niveau idéologique. Politiquement, le sens de l’Émirat proclamé par Dokou Oumarov n’est pas clair. On l’a vu, les perspectives étatiques ne sont pas distinctement pensées et établies. Le rapport à la Loi islamique, la Shari’a, ne fait aucun doute, mais nul ne sait à quel niveau de référence elle est fixée. Ainsi apparemment, la religion a remplacé la nation sans pour autant représenter un objectif politique : premier paradoxe. C’est pourquoi certains chefs de guerre en Tchétchénie, à l’instar de Sheikh Mansour, Arbi Yevmourzaev, peuvent continuer de combattre, alors même qu’ils ont manifesté leur désaccord avec la décision d’Oumarov d’octobre 2007. Les combats se décentralisent et même s’individualisent. D’enjeux localisés distincts d’une république à l’autre, l’insurrection est passée à des pratiques décentralisées. Les ordres ne viennent pas tous d’en haut, de l’Émir du Caucase Nord. Les initiatives naissent partout, auprès de tel chef de guerre, dans telle république : Saïd Bouriatski est actif principalement en Ingouchie, Anzor Astemirov en Kabardino-Balkarie. Si la structure hiérarchique paraît a priori renforcée et « verticalisée » au sein d’un Émirat, en réalité la guérilla fonctionne surtout à l’horizontal : deuxième paradoxe. Les chefs ne sont plus des leaders mais des référents exerçant une autorité militaire, religieuse ou intellectuelle ou les trois en même temps. Dokou Oumarov devient ainsi le référent ultime, le symbole de la pérennité de la lutte, mais non pas sa source. Lorsque disparaissent les cadres, tels Saïd Bouriatski et Anzor Astemirov, tous deux tués en mars 2010, le risque est grand de voir se décentraliser davantage l’opposition armée, à moins que de nouveaux référents se fassent connaître.

Au quotidien, une guérilla décentralisée et individualisée

La guérilla nord-caucasienne ne déroge en rien aux pratiques traditionnelles des guerres de partisans. A partir de 2002, lorsque les séparatistes tchétchènes commencent à se remettre de leur défaite militaire face à la puissance de feu russe et se réorganisent, elles optent évidemment pour l’action en petits groupes de 5 à 10 combattants maximum, multipliant les embuscades contre des patrouilles russes ou tchétchènes prorusses. Les grandes opérations, comme celles de Nazran en juin 2004 et de Nalchik en octobre 2005 sont plutôt l’exception. Ce mode opératoire se renforce au fur et à mesure des années et de l’apparition des nouveaux foyers de tension au Daghestan, en Ingouchie et en Kabardino-Balkarie, entretenus par des leaders locaux. La circulation devenant difficile dans la région, les surveillances policières s’accroissant et enregistrant même quelques succès (Abdoul-Khalim Sadoullaev en 2006, le leader daghestanais Rappani Khalilov en 2007), les transmissions se font plus rares, les déplacements des messagers ou du Dokou Oumarov et ses adjoints beaucoup plus prudents. Ainsi, pour de simples et évidentes raisons de sécurité, il s’avère plus commode de déléguer l’initiative et la prise de décision opérationnelle aux représentants ou référents des groupes armés locaux désignés par le dernier chef historique tchétchène. Ces derniers agissent donc essentiellement sur leur territoire d’origine, à l’instar d’Anzor Astemirov en Kabardino-Balkarie ou de Magas, chef militaire ingouche en Ingouchie. Au Daghestan, la décentralisation atteint même le niveau infranational, les référents intervenant sur une portion seulement du territoire, plus ou moins ethniquement homogène. La coordination régionale nord-caucasienne se limite au minimum ; elle n’est en tout cas nullement systématique.

Au-delà de l’initiative décentralisée, il faut compter avec une caractéristique supplémentaire de la guérilla caucasienne : l’engagement individuel. On l’a vu, les motivations politiques sont floues, la vision stratégique du leadership n’est pas établie ; de surcroît l’éducation fait souvent défaut à la grande majorité des jeunes. Mais l’idéologie islamiste se diffuse facilement et rapidement par médias interposés, l’internet en l’occurrence jouant un rôle très important. A cela s’ajoutent les injustices récurrentes, le règne du non-droit dans la région qui font de la corruption et du népotisme les règles d’or de fonctionnement des républiques fédérées contrôlées par les gouvernements loyaux au Kremlin. De manière très classique, la religion apparaît comme un refuge facile d’accès, accueillant et permettant une réaction. Franchir ce pas repose davantage sur un mouvement de foi que de raison. C’est un acte motivé par un désespoir qui devient un acte de foi mais non de savoir. C’est-à-dire que les individus qui s’y protègent sont susceptibles de réagir plutôt sur la base de l’émotion que sur celle de la réflexion. C’est le chemin idéal jusqu’au sacrifice de soi au nom d’une cause transcendée. En somme, dans le processus kamikaze, l’essentiel est l’aspect personnel initial commandé par une expérience émotionnelle magnifiée qui n’a strictement rien à voir avec la connaissance ou même la conscience.

L’attraction mimétique fait le reste, si besoin est. Dans le Caucase Nord, comme partout, on a accès aux nouvelles d’Irak, d’Afghanistan, de Gaza, où les attentats suicide sont récurrents. L’effet de mimétisme peut être fort. Les opposants nord-caucasiens voudraient également devenir un centre de contestation mondiale et de ce fait le centre de l’attention internationale. Les pratiques d’opposition doivent être donc aussi spectaculaires, médiatiques et régulières que celles des Talibans, du Hamas et des groupes islamistes radicaux irakiens. Selon l’agence de presse russe, Caucasus Knot, il y a eu plus de 15 attaques kamikazes dans la région entre mai 2009 et janvier 2010 qui ont fait 69 morts. Elles n’ont pas malheureusement attiré autant l’attention que les récents attentats de Moscou fin mars 2010. Ceux-ci en revanche ont eu l’effet escompté et ils rappellent les récentes attaques talibanes contre Kaboul et les opérations kamikazes irakiennes plus anciennes contre la zone verte à Bagdad. Ce n’est pas un hasard justement si en avril 2009, Dokou Oumarov annonce le rétablissement de la brigade Riyadus Salikhin, responsable de l’organisation des attentats suicide. Il s’agit d’être prêt à encadrer les candidats kamikazes.

La disparition des référents : l’accélération de la fuite en avant

La guérilla nord-caucasienne est lancée dans une véritable fuite en avant, vers des objectifs incertains et selon des modalités d’engagement faiblement contrôlées et susceptibles de mener à des violences extrêmes irrationnelles. La radicalisation islamiste conjuguée au développement d’initiatives de plus en plus décentralisées est un cocktail explosif, source d’anarchie au sein de l’opposition armée. L’élimination successive de deux référents importants, Saïd Buryatski (2 mars 2010) et Anzor Astemirov (24 mars 2010), ne peut qu’accentuer ce phénomène de délitement anarchique et de l’accroissement violent d’un désordre éparpillé. Le premier est tué dans le village d’Ekazhevo dans le district de Nazran lors d’une opération conjointe des forces russes des ministères de la Défense, de l’Intérieur et du FSB. Le second tombe quelques semaines plus tard à Nalchik sous les tirs de la police locale. Les deux hommes, dont il ne faut pas surestimer les capacités stratégiques, permettaient encore de cadrer les recrutements et les opérations : référents donc, ils structuraient d’une certaine manière la lutte. Avec eux disparaissent certains garde-fous ; l’individualisation des initiatives devrait prendre de l’ampleur. Bien sûr, on ne peut exclure l’émergence de nouveaux référents, probablement sans objectifs politiques constructifs. Par conséquent, il faut s’attendre à une recrudescence d’opérations isolées, qui peuvent être, au dernier moment, récupérées et soutenus par la hiérarchie militaire rebelle. Dans tous les cas, cette anarchie armée qui se développe multiplie les risques.

Or plus cette situation dure, plus elle s’enracine dans le contexte nord-caucasien et plus elle devient un mode légitime d’opposition. C’est l’effet de la durée qui finit par crédibiliser les mouvements armés. Pour le moment, les solutions envisagées par la Russie ne paraissent pas suffisantes pour étouffer les contestations. Il ne fait aucun doute que dans une certaine mesure les conditions s’améliorent socialement et économiquement, mais les perspectives de croissance et de développement restent fragiles ; de plus l’état de non-droit demeure et l’influence de l’attrait idéologique islamiste s’est fermement installée dans le paysage régional. L’alternative armée ne fait ainsi plus vraiment figure d’option de dernier recours. C’est heureusement encore le cas de la dépression kamikaze. Il est intéressant de noter à ce titre que le choix de l’engagement, contrairement aux informations diffusées par la Russie, ne semble pas être seulement le fait de jeunes gens sans avenir, mais concerne également des individus plus âgés exerçant déjà un métier, qui optent donc pour l’opposition de manière tout à fait consciente, rationnelle et volontaire. Par exemple, autour de Saïd Bouriatski, ses compagnons tués avec lui et ceux détenus n’ont pas 20 ans mais plutôt 30 ans et sont/étaient employés par les forces de l’ordre ou le département du Trésor. En somme, plus les situations locales se heurtent aux limites de leur possibilité de développement économique, plus elles entretiennent l’attrait de l’islamisme révolutionnaire.

Les cibles prochaines

Il n’y a aucune raison véritable pour que les opérations d’opposition armées cessent. La mort des référents principaux et l’assouplissement des cadres n’impactent pas réellement les initiatives individuelles. Au contraire même, elles auraient tendance à accroître le domaine des possibles, laissant aux volontaires toute marge de manœuvre pour réaliser leurs actes, même les plus terribles, sans limites, sans obstacles. Le double attentat de Moscou fin mars, qui suit donc chronologiquement les éliminations de Bouriatsky, d’Astemirov et d’autres, en témoigne tragiquement. Il ne s’agit évidemment pas d’affirmer que les villes de Russie devraient prochainement connaître un déchaînement de violences. Personne n’en sait rien. Selon certaines hypothèses, rationnelles a priori, on pourrait supposer que la sécurité va être substantiellement renforcée dans les principales villes russes et que par conséquent les militants vont se replier vers des lieux plus accessibles dans le Caucase Nord ou pratiquer, comme les Talibans ou les groupes irakiens, la prise d’otages. Au-delà cependant de ces conjectures multiples, il est un facteur porté récemment au devant de la scène nord-caucasienne qui mérite d’être examiné plus en détail, tant il se trouve ou serait susceptible de se trouver à la conjonction de trois forces d’opposition dont la réunion et l’action coordonnée pourraient représenter une menace stratégique pour la Russie.

De manière assez inattendue, le 14 mars 2010, Aslan Zhoukov, un jeune Tcherkesse de 36 ans est assassiné à la sortie de son domicile dans la capitale de la république fédérée de Karatchévo-Tcherkessie au sud-ouest de la Fédération de Russie. A plusieurs reprises fin 2009 et au début 2010, des heurts avaient opposé des jeunes Tcherkesses (ascendance ethnique et langue caucasienne) à des jeunes Karatchaïs (ascendance et langue turcique). Aslan Zhoukov était l’un des leaders les plus écoutés. Prenant prétexte de cet événement et à l’occasion des funérailles du jeune homme, l’ensemble des mouvements tcherkesses, entendus cette fois-ci au sens large, c’est-à-dire regroupant les ressortissants d’ethnies non turciques à l’ouest de l’Ossétie, à savoir essentiellement aujourd’hui les Kabardes, les Tcherkesses, les Abaza et les Adyghées, appellent à poursuivre les mobilisations et les manifestations pour obtenir des autorités de Russie la mise en place d’une république autonome tcherkesse, distincte donc de la Karatchévo-Tcherkessie qui disparaîtrait.

Cette revendication s’ajoute à une requête déjà formulée quelques semaines auparavant lors d’une visite surprise du Président Medvedev, en rapport avec les Jeux Olympiques de Sotchi en 2014. Ces mêmes organisations demandent alors d’inclure l’élément tcherkesse dans la préparation des jeux, car ceux-ci sont censés avoir lieu sur le territoire dont ont été chassés la grande majorité des Tcherkesses au 19ème siècle, victimes à l’époque, selon eux, d’un véritable génocide. Le facteur tcherkesse prend ensuite et très rapidement un tour plus international et beaucoup plus hostile à la politique russe. En effet, le 21 mars à Tbilissi, se tient une grande conférence intitulée « Hidden Nations, Enduring Crimes : The Circassians and the Peoples of the North Caucasus Between Past and Future ». Les intervenants souhaitent que le Parlement géorgien reconnaisse les actions de la Russie au 19ème sur cette partie du Caucase comme un génocide. Vu l’état des relations russo-géorgiennes, il est probable qu’ils obtiennent satisfaction. La Géorgie de Mikhaïl Saakashvili, ne serait-ce que par l’accueil de cette conférence, laisse ainsi entendre qu’elle pourrait développer une position assez proactive contre la perspective des JO sur cette zone de « génocide ». Cet événement inquiète suffisamment la Russie pour que celle-ci empêche l’un des leaders tcherkesses de se rendre à Tbilissi. Le plus intéressant cependant est sans doute les réactions de solidarité entendues lors de cette conférence de la part de représentants daghestanais, tchétchènes et ingouches. Il est fort à parier que ceux-ci, s’ils s’y sont rendus, ne soutiennent pas forcément les autorités russes et prorusses dans leur république respective. De façon enfin encore plus significative, ce mouvement d’opposition à Sotchi, « No Sotchi 2014 », tel qu’il se répand au sein de toute la diaspora tcherkesse en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, en Jordanie et en Turquie, est relayé par un site proche de l’Emirat du Caucase.

Epilogue

Sans vouloir paraître pour autant alarmiste, il existe quand même un faisceau d’indices qui désigne en Sotchi une cible de choix pour les groupes d’opposition armée regroupés sous la bannière de l’Emirat. D’une part, ceux-ci auraient avec les associations tcherkesses locales des alliés objectifs contre un adversaire commun ; d’autre part, ils pourraient sans doute profiter d’une bienveillance géorgienne apportant un soutien peut-être logistique ou opérationnel. Enfin, il est clair que médiatiquement dans les années à venir, il ne saurait y avoir meilleur moyen de devenir l’un des centres de la contestation mondiale.

Les Russes s’y préparent certainement. La nomination d’Alexander Khloponin, nouvel envoyé présidentiel pour la région de Caucase Nord est sans doute un pas dans la bonne direction : sans antécédent militaire, il a d’indéniables compétences de gestionnaire et de négociateur. Mais déjà il fait l’objet de virulentes critiques de la part des Tchétchènes prorusses de Grozny ; il serait question de surcroît qu’il s’entoure de personnalités locales au passé trouble. Il est en somme fort à parier que la fonction, récemment créée, soit elle aussi la cible des récurrentes querelles d’influence qui traversent la Russie, de Moscou jusqu’aux régions, entre divers groupes d’intérêt : militaires contre civils, FSB contre militaires, certains hommes d’affaires contre d’autres hommes d’affaires et finalement au fond quelques figures de l’entourage du président Medvedev contre d’autres de l’entourage du Premier ministre Poutine. La Russie entretient ainsi ses fragilités. Saura-t-elle éviter les menaces qui se dessinent, alors que le cœur de sa capitale a été visé et qu’elle reste manifestement vulnérable ? Cette simple question démontre à elle seule la réalité de la guerre dans le Caucase Nord, que la Russie doit savoir finir. Seules les grandes puissances sont capables de terminer des guerres, par la victoire ou le désengagement.