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L’idéologie du travail (A. de Benoist)

Par Michel Drac

« L’idéologie du travail » est un texte court, mais nourrissant. On y trouve une des critiques les plus habiles et les plus convaincantes de la théorie marxienne. Si certains raccourcis peuvent choquer (par exemple l’ignorance de l’étape pourtant fondamentale de la réforme grégorienne dans le rapport de l’Occident au travail), dans l’ensemble, l’exposé tient la route.

Pour Alain de Benoist (AdB), l’idéologie du travail prend son origine dans la Bible : dès les premiers chapitres de la Genèse, l’homme est défini par l’action qu’il exerce sur la nature. Et cela, avant même la faute originelle, qui ne fera qu’aggraver les conditions dans lequel le travail est conduit.

Fondamentalement, l’homme est l’agent du travail dans l’idéologie biblique. En cela qu’il instaure un rapport instrumental entre l’homme et la nature, l’héritage hébraïque s’oppose donc à l’héritage grec, et il annonce, déjà, la technique moderne. L’homme est objet de Dieu, mais la terre est objet de l’homme. Une éthique, puis une morale, découleront inéluctablement de cette idéologie (l’éthique protestante, par exemple). Le capitalisme est, en partie au moins, un produit de l’idéologie hébraïque du travail.

Il ya là, souligne AdB, une spécificité des cultures issues de la Bible, spécificité qui les oppose aux cultures traditionnelles, dans lesquelles l’homme est, d’abord, défini comme l’agent qui refuse de se soumettre au règne de la nécessité matérielle. AdB pense ici aux travaux de Marshall Sahlins, mais il aurait pu, aussi, citer Pierre Clastres.

On retrouvera un écho de ce point de vue traditionnel dans la conception gréco-latine, selon laquelle le travail est le propre de l’esclave, tandis que le citoyen est caractérisé par un temps libre. Un temps qui lui permet de ne se consacrer qu’aux affaires de la Cité. Et donc, l’idée contemporaine d’une relation entre le travailleur et le citoyen apparaît ici clairement comme un legs de notre héritage biblique. De sorte que le marxisme est, lui aussi, en partie au moins, un produit de l’idéologie hébraïque du travail.

Le christianisme a été le vecteur de propagation de l’idéologie biblique du travail. Religion de ceux qui travaillaient (les artisans, les esclaves), il s’opposait à la religion des riches oisifs (le paganisme tardif). Progressivement, l’Eglise a d’ailleurs lié l’exercice d’un métier et les vertus chrétiennes.

Toutefois, le concept contemporain du « travail » est postérieur à l’action de l’Eglise. C’est en effet un produit de la modernité. Au Moyen Âge, on oppose encore le travail des exécutants (ouvriers, paysans) et l’œuvre des artisans qualifiés. La notion de travail appliquée à toute tâche exécutée en vue d’une production est au contraire un concept tardif, né au XVIII° siècle.

C’est que, longtemps, le travail, même réhabilité par le christianisme, est resté distinct des considérations d’utilité sociale et matérielle ; on ne le caractérisait pas par son produit, mais par les processus sociaux auxquels il servait de support, et plus particulièrement par l’élévation de leur but. Ainsi, l’ouvrier non qualifié, le manœuvre, a beau participer de la même production que l’ouvrier qualifié, il reste, jusqu’au XVIII° siècle, une nuance entre son travail et l’œuvre du maître artisan, lequel crée, au-delà de l’utile, du beau. Cette nuance ne disparaît que quand l’ouvrier travaille sur une cathédrale, d’une manière générale sur quelque chose qui ne sert pas dans les catégories de l’économie : alors son travail est sanctifié, élevé au rang de l’œuvre du maître.

L’invention de la valeur-travail est donc devenue effective au XVIII° siècle. Mais on trouve sa source, estime AdB, dans la Réforme. Il s’agit d’un courant progressivement rendu visible par un très lent processus, inséparable de l’émergence de l’individualisme. Un point de vue utilitaire, qui définit la valeur du travail, cette fois franchemenbt, par son produit, mais ne peut le faire que parce que, en amont, on a érigé en objectif une appropriation de la terre par l’homme (et même par l’homme individuel).

D’où un glissement progressif (et bien identifié par AdB), de la valeur-travail vers la valeur de marché : si le produit définit la valeur du travail, alors le travail ne définit plus la valeur du produit. Ce glissement rendra possible la confiscation de la plus-value, et entraînera spontanément l’éclatement de l’idéologie biblique du travail entre capitalisme et marxisme. Un éclatement qui, évidemment, ne doit pas masquer la racine commune aux deux idéologies-filles.

La critique de Marx par AdB résulte évidemment de ce constat : bien qu’il estimât faire œuvre scientifique, Marx, en théorisant l’opposition entre le travail qui définit le produit et le produit qui définit le travail, est resté fondamentalement prisonnier de l’idéologie biblique du travail. Toute la vulnérabilité de la critique marxiste tient dans ce constat : si le travail doit être utile (et c’est le point de vue de Marx), alors le travail ramené à son utilité l’est aussi à son produit. Or, la valeur du produit dépend du prix qu’on lui donne, il n’est pas moyen de sortir de là. Et donc, il n’est pas possible au marxisme de surmonter le capitalisme : en dernière analyse, il ne pourra que converger vers lui (l’Histoire l’a d’ailleurs maintenant clairement démontré).

D’où la conclusion d’AdB : une véritable critique du capitalisme ne doit pas rester enclose dans la théorie marxiste. Celle-ci n’est pas fausse ; elle dit indiscutablement une part du Vrai que la théorie capitaliste ignore, et, en cela, elle lui est supérieure. Mais cette supériorité n’est pas suffisante pour surmonter le capitalisme, parce que le capitalisme est l’aboutissement inéluctable de l’idéologie biblique du travail. Il faut, pour surmonter le capitalisme, sortir de l’idéologie du travail.

Voilà résumé, à traits simples, « l’idéologie du travail », et donc la critique de Marx par AdB.

*

Osons, ici, un prolongement de cette critique.

Tout d’abord, on peut constater qu’il n’est pas possible de sortir de l’économie politique. On peut et on doit évidemment élargir le champ de la réflexion politique au-delà de l’économie. Mais on ne peut pas concevoir une réflexion politique sérieuse qui n’inclut pas un volet d’économie politique. Jusqu’à plus ample informé, nous sommes dans le corps : donc, nous sommes obligés de prendre en compte la dimension matérielle de la vie de la Cité.

A partir de là, que faire ?

Un retour à l’ordre ancien, traditionnel, antérieur à l’idéologie du travail, n’apparaît ni souhaitable, ni même possible.

Un retour qui n’est pas souhaitable. Certes les libres et riches citoyens d’Athènes ont vu le travail comme une déchéance, mais on ne peut pas omettre le fait que, pour qu’ils puissent se tenir à distance de cette déchéance, il fallait que des esclaves travaillent à leur place. Dès lors qu’émergent des sociétés fortement différenciées, le mythe rousseauiste de l’innocence originelle ne peut plus être, précisément, qu’un mythe. Revenir à l’ordre ancien, c’est donc promouvoir l’esclavage.

Un retour qui n’est pas possible. Les densités de population contemporaines ne permettent pas la survie de l’espèce, avec ses effectifs actuels, sans un recours massif à la technique. En France, par exemple, pays pourtant très sage démographiquement depuis deux siècles, on sait très bien que la densité de population buterait spontanément sur un plafond situé vers 50 habitants au km2, si nous abandonnions ce rapport instrumental à la nature qui caractérise la technique contemporaine. Vouloir tirer un trait sur ce rapport, c’est donc souhaiter la mort de 30 millions de Français.

Pour autant, nul ne peut se satisfaire de l’ordre actuel. Nous sommes parvenus à réaliser ce chef d’œuvre : une société qui saccage son environnement, détruit toute forme de lien social (et oscille donc entre anomie et guerre de tous contre tous), manque de travail (chômage) et pourtant, aussi, de biens de première nécessité (« nouvelle » pauvreté). Vraiment, c’est un exploit. Quand on pense à l’extraordinaire efficacité des moyens, et qu’on la rapporte à la totale inanité des buts, on se prend à craindre que nos lointains descendants, meilleurs et plus sages, nous regardent un jour comme une bande de demeurés.

Alors, encore une fois, que faire ?

Puisqu’on ne peut pas revenir à l’ordre ancien, et pas davantage se satisfaire de l’ordre présent, alors c’est qu’il faut élaborer un ordre nouveau. Et, de toute évidence, ce que nous attendrons de cet ordre nouveau, ce sera qu’il mette la technique, produit de l’idéologie du travail, au service du dépassement de cette idéologie.

Il s’agira donc ici de prendre appui sur les acquis de la technique pour délivrer l’homme du travail comme contrainte. On voit bien, en effet, qu’il manque, dans la réflexion d’AdB , une notion-pivot pourtant incontournable : l’opposition entre œuvre et travail ne renvoie pas seulement à la question de l’utilité économique des biens produits, mais aussi à la libre décision de celui qui œuvre (librement) ou travaille (parce qu’il y est contraint pour gagner sa vie). Et on retrouvera ici, très rapidement, le constat de Heidegger sur la question de la technique : celui qui œuvre librement fait-il en effet autre chose qu’accomplir sa nature, en accomplissant la nature ? Par opposition, cela qui travaille sous contrainte est enfermé dans un rapport instrumental à la nature, qui est aussi un rapport instrumental à sa nature.

Et ce projet, on le notera d’emblée, est, par opposition aux mythes rousseauiste et marxiste-communiste, effectivement réalisable. L’économie politique que nous devons construire doit distinguer les besoins naturels de l’être humain (ce qui implique une démolition systématique du consumérisme), et, une fois ces besoins correctement définis, assurer leur couverture universelle par un appareil de production automatisé, robotisé – un appareil qui n’exigera qu’une quantité de travail (sous contrainte) extrêmement faible. A long terme, ce sera technologiquement possible, il n’y a guère de doute là-dessus.

C’est cela, et rien d’autre, qui délivrera l’humanité de l’idéologie du travail. Le succès terminal de cette idéologie, dans l’abolition du travail comme facteur nécessaire de la production, signera aussi son dépassement. C’est pourquoi, en dernière analyse, nous ne sortirons de l’idéologie du travail qu’en l’amenant à son aboutissement. Elle déclinera, quand elle aura atteint son but secret ; car l’idéologie du travail est, en réalité, derrière son masque puritain, un projet pour rendre le travail superflu.

Ainsi se trouve donc défini le programme de réflexion sur l’économie politique. Il s’agit de critiquer l’idéologie du travail pour l’amener à formuler enfin, explicitement, son but jusque là soigneusement tu : si nous travaillons, c’est pour ne plus avoir à travailler.

Que cela soit compris, admis, intégré, et la marche en avant reprendra.

 
 






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1 Commentaire

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  • #192377
    Le 26 juillet 2012 à 19:11 par djameldebout
    L’idéologie du travail (A. de Benoist)

    Génial cet article : plus jeune je révais déjà d’une société où toute la production soit robotisée et nécéssite un service citoyen de queques heures par mois afin qu’on puissent être tous artistes et cultiver le lien social entre les gens dans le respect de tous et dans la fraternité, l’argent devient obsolète et la compétition improbable... C’est vrai que les plus moches seraient handicapés mais c’est déjà le cas dans notre système productif d’aliénation et de violence et surtout comme le dit notre président à tous : on évitra le salariat et les embouteillages.

     

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